Le Fou Rêve de l'Amoureux
Ce poème de 1956 est l’euvre d’Oscar Mandel, écrivain, poète et essayiste américain qui écrit en français et en anglais. Il est le cinquième poème d’un recueil intitulé "Six poèmes d’il y a longtemps" consacré au thème de l’Amoureux.

Je t’emmène vite, vite dans un jardin, Mais un jardin vingt fois Plus beau que paradis, Peuplé d’herbes inconnues en France Et de fleurs qui font pâlir nos parfums ; Les moustiques y sirotent Le suc des pommes Et l’alouette dit à la grenouille : "Que tu chantes bien ! Dans mon jardin, Vingt fois plus beau Que paradis"

Par dessus nos têtes, un soleil couleur orange, Engagé pour onze heures d’un matin Sans fin, dans un mai sans trêve, Un nuage ou deux pour rire et des arbres, Ah ! des arbres se démenant comme des fous, Pour rester précisément sur place, Près naturellement de toi, Toi, que les effrontés feuillages Abritent et espionnent.

Tout autour j’érige une muraille Epaisse, morose, faite d’une sale pierre rousse, De la ferraille barbelée, juchée dessus, Et ça et là un molosse pas content. N’ayant pas d’ailes, J’y creuse un portail (un seul), Verrouillé d’un cadenas d’une tonne ou deux, Dont la clé est dans ma poche. Ce portail a de l’esprit car il comprend Que je suis concierge et roi.

Et après ? Ma langue s’en va. L’heure de mon arrivée, Le bonjour que je reçois, Le poids et le cotour de nos dialogues, Les baisers qui les sabotent Juste quand ils dépassent Socrate, Les rires que mon brave mur nous renvoie, Nos corps mouillés qui se tressent sur l’herbe. Rien. Silence. Aucune ambition, D’être un faiseur d’Evangiles ; Et chaque jour vient nous unir La cloche d’une église lointaine, Qui s’occupent d’autres que nous.

Et toi ; Jamais tu ne me demanderas cette clé, Disant, ô si doucement : "Suffit ! J’ai faim de la ville là-bas, Bureau, la tante, les sous, les choses qui se fanent ", Jamais tu ne la prendras de ma main, Puisque ceux qui partent ne reviennent plus, Plus jamais, Dans mon jardin, Ce jardin, Vingt fois plus beau Que paradis.